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Entreprendre en Afrique : le cas des TIC

Éric Waku est un expert en TIC et ancien vice-président de Alcatel-Lucent (Afrique & Méditerranée).

Entreprendre en Afrique : le cas des TIC

Vous êtes un expert des télécommunications en Afrique. En quoi ce secteur est-il particulièrement porteur et innovant ?

Dans une Afrique généralement sous-équipée, avec un faible indice de développement des infrastructures, le développement des télécoms à partir des années 90 (réseaux mobiles, Backbone national de fibre optique, câbles sous-marins régionaux tels que SAT3, EASSy, WACS), peut être considéré comme le premier étage de la fusée d’une nouvelle dynamique économique continentale. En effet, les télécoms deviennent vitales puisqu’elles conditionnent le bon fonctionnement des autres opérateurs économiques, et ce faisant, elles créent autant d’opportunités d’affaires qui impactent positivement l’économie nationale de chaque pays.

Paradoxalement, l’absence d’héritage en matière d’infrastructure de télécoms fait de l’Afrique un early adopter des nouvelles technologies qui va surfer sur la vague de l’innovation disruptive pour créer, dès 2005, le premier mobile banking au monde (M-Pesa de Safaricom). Cette technologie et ces usages vont se propager par la suite en Asie, en Amérique latine et arrivent maintenant en France via Orange Money, qui en 2017 a réalisé 23 milliards de transaction dans 17 pays africains ! Cette innovation est tellement porteuse qu’elle fait entrer les opérateurs téléphoniques (MTN, Airtel) dans le secteur bancaire, provoquant ainsi une nouvelle disruption: elle répond aux problèmes de la sous-bancarisation en Afrique, elle révolutionne les instruments de paiement, permet le paiement des salaires, des factures, des utilities, etc.

Parmi les innovations, on peut citer le très écologique kit solaire à crédit via mobile du kenyan M-POKA, qui vise les populations des zones rurales ou périurbaines, lesquelles composent 70% de la population du Kenya. Ce kit est un dispositif qui comprend un panneau solaire de huit watts, deux ampoules et une torche de type LED, un chargeur de téléphone USB pouvant supporter cinq terminaux et un poste radio. Il porte en plus une carte SIM qui fait office d’agent de recouvrement automatisée, le tout pour un prix de 200 euros.

Après le paiement d’un acompte de 30 euros, le solde de 170 euros est payé à raison de 50 centimes par jour à travers une application de paiement mobile déployée via des SMS sécurisés. En cas de défaillance de l’usager, et après un certain délai, la carte SIM est désactivée et bloque leur alimentation en énergie solaire, et le système se remet en marche dès que l’impayé est réglé. L’usager devient pleinement propriétaire après 12 mois de cotisation, et bénéficie même d’une garantie de 12 mois.

Depuis le lancement de M-POKA en 2012, c’est 500 000 familles au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda qui ont eu accès à l’électricité, et 700 foyers sont équipés chaque jour. Fort de ce succès, M-POKA prévoit des améliorations du kit dans le cadre de sa roadmap, puisque la capacité des panneaux solaire ira jusqu’à 20 watts et comportera maintenant un téléviseur numérique de 16 pouces. Le retentissement du succès de M-KOPA a fait des émules car plusieurs start-up américaines ou africaines ont reproduit le même business model. C’est le cas de d.light, qui a levé 22,5 millions de dollars en 2016 et a inventé un logiciel d’administration financière des kits solaires fonctionnant sur le principe du « pay as you go ». La start-up kenyane Bboxx à, quant à elle, levé en 2016 plus de 20 millions de dollars pour couvrir les marchés nigérian, ivoirien et camerounais via des franchises.

OffGrid Electric, autre start-up tanzanienne, a récolté 45 millions de dollars en 2015, tandis que PEG, qui compte plusieurs dizaines de milliers de clients au Ghana, a levé 7,5 millions dollars en 2016 pour étendre ses activités en Côte d’Ivoire. Enfin, le célèbre artiste sénégalais de Hip Hop, Akon, a co-fondé la société Solektra International, laquelle a levé un milliard de dollars auprès de banques chinoises et a déjà installé plus de 100 000 kits solaires en Afrique de l’Ouest, grâce à la téléphonie mobile.

Voilà autant d’exemples qui prouvent que l’Afrique est un vaste marché de plus d’un milliard de consommateurs, dont les notes risque-pays s’améliore constamment, ce qui facilite la levée de fond. C’est un marché qu’il faut aborder avec l’idée du saut technologique (Leapfrogging) et de l’approche disruptive qui sied à la jeunesse, puisque plus de 60% de la population africaine a moins de 18 ans.

 

En quoi ce secteur est-il essentiel au développement de l’Afrique subsaharienne ?

À l’instar de l’électricité, des transports, de l’eau et de la banque, les TIC sont essentielles pour le développement de l’Afrique subsaharienne car, même à court terme, elles procurent des bénéfices que j’ai pu constater personnellement dans des pays comme le Nigeria, la RDC, l’Angola, le Mozambique ou le Ghana, et qui sont : la création de centaines de milliers d’emplois, la distribution du pouvoir d’achat, les recettes fiscales pour l’État, le désenclavement de zones rurales et le rapprochement des villes et des campagnes, etc.

À moyen et long terme, l’UIT (Union Internationale des Télécommunications) a établi que les TIC jouent le rôle de catalyseur du développement socio-économique, en raison de leurs trois caractéristiques :

  1. l’omniprésence dans la majorité des pans de l’économie,
  2. l’amélioration constante qui entraîne la réduction des coûts pour les usagers, et
  3. la source d’innovation, à savoir leur capacité d’évolution pour elles-mêmes et pour les autres secteurs.

 

En Afrique subsaharienne, beaucoup de technologies sont encore en phase de germination. Comment leur donner une impulsion ? Faut-il plus de volonté politique ?

Un des moyens puissants d’impulser ou faire passer au stade supérieur des innovations en phase de germination est la mise en œuvre de programmes d’accélération ou des incubateurs de start-up grâce à des partenariats public-privé. Le volontarisme de l’État peut également prendre la forme de politique de défiscalisation, ou d’injection directe de cash via des structures ad hoc, comme la France et la BPI.

Par ailleurs, les pays africains doivent devenir des États stratèges et mobiliser les ressources à la fois nationales et étrangères afin de favoriser la création d’écosystèmes de l’innovation, à l’image des technocentres d’Orange à Abidjan ou de Vodacom (Groupe Vodafone) à Cape Town.

 

En tant que dirigeant d’entreprise en RD Congo, quels ont été les principaux défis auxquels vous avez été confronté ?

En tant que Country Senior Officer, la RDC reste sans conteste le défi le plus difficile que j’ai eu à relever car, avec mon équipe, j’ai dû déployer beaucoup d’énergie pendant quatre ans pour convaincre ma hiérarchie de continuer de me donner carte blanche sur ce pays malgré la guerre qui sévissait à l’Est.

Ensuite, il a fallu convaincre plusieurs opérateurs comme Orange, Mauritius Telecom ou Namibia Telecom d’y aller, et ce n’est qu’au bout de trois ans que nous avons réussi à persuader Vodacom de se “marier” avec un investisseur local qui détenait la licence. L’installation du réseau a posé d’énormes problèmes de logistique et de sécurité dans les régions jugées trop dangereuses par l’État congolais et le Quai d’Orsay, ce qui a nécessité des longues négociations pour pouvoir ensuite envoyer les équipes des opérations sur site. L’autre défi a été de former le personnel local afin qu’il soit capable d’assurer de manière autonome l’expansion du réseau. Le succès a été tel que cette équipe a par la suite opéré dans d’autres pays africains !

Enfin, j’ai été confronté aux tracasseries d’une administration fiscale pas toujours de bonne foi, et à l’insécurité dans les moments de troubles politiques à Kinshasa et en province.

 

Quels conseils donneriez-vous à une entreprise désireuse de s’implanter en Afrique Centrale ou, de manière générale, en Afrique subsaharienne ?

Je conseillerais à une entreprise française qui souhaite s’implanter en Afrique de collecter d’abord un maximum d’informations sur la situation politique et économique, le cadre réglementaire (code des investissements, droit de douane, fiscalité, etc.), la culture des affaires et bien sûr sur le marché ciblé (concurrence, habitudes de consommation, positionnement du produit ou du service, etc.).

Par ailleurs, je recommande toujours de se faire accompagner par des organismes spécialisés comme Business France, les missions économiques, ou la Coface qui peut couvrir le risque ou faciliter la prospection, sans oublier les conseillers économiques français basés dans ces pays ou des consultants indépendants comme votre serviteur !

Normalement, une stratégie et des objectifs clairement définis devraient aider à choisir une structure juridique adaptée (établissement stable, filiale, etc.), celle-ci ayant des conséquences fiscales importantes. Cependant, je conseille toujours de se faire assister sur place par des cabinets juridiques et fiscaux qui connaissent mieux la législation locale.

La gestion des ressources humaines ne doit jamais faire l’économie d’une acquisition de la compétence interculturelle. L’Afrique change, elle n’est pas un bloc culturel monolithique, il est important de comprendre les paradigmes culturels, les gens ne sont pas que des consommateurs !

Enfin, en plus du dispositif de sécurité prévu par l’ambassade de France dans le pays, il est vital de prévoir un dispositif personnel sécuriser davantage les expatriés et les locaux.