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Gouvernance et développement en Afrique

Éric T. Mboma est banquier d'affaires et président du conseil d'administration de Choiseul Africa Capital.

Gouvernance et développement en Afrique

Vous étiez directeur général de la Standard Bank en République Démocratique du Congo. Pourquoi la Standard Bank a-t-elle choisi ce pays d’Afrique Centrale ? De manière générale, quelle est sa stratégie d’implantation en Afrique ?

La vision du groupe Standard s’est particulièrement ancrée dans une optique africaine pendant la décennie qui vient de s’écouler. Standard Bank se veut africaine et se reconnaît de la sorte en se positionnant comme partenaire de sa croissance. Le groupe est effectivement et directement actif dans près de 23 pays sur le continent. Il s’agit de juridictions représentant des économies qui sont souvent elles-mêmes dans des phases différentes, mais réellement dynamiques. C’est dans ces pays que le groupe intensifie graduellement un positionnement gagnant. Son déploiement sur le reste du continent s'illustre sous deux angles : celui de la méthode employée et celui des métiers privilégiés. En effet, le groupe avance tant par des opérations de croissance externe au travers d'acquisitions successives, que par une judicieuse expansion organique. La banque s'appuie, pour ce faire, sur une expérience de plus de 155 ans en Afrique et dans quelques marchés choisis dans les pays émergents. Le Groupe utilise sa maîtrise du noble métier de la banque d'affaires, déployant stratégiquement sa capacité à lever d'importants financements (dette ou equity) dans ses nouvelles destinations avant de mettre à pied d'oeuvre le volet "banque de détail" de son offre. 

Le Groupe Standard Bank est aujourd’hui la première institution bancaire du continent par la taille de son bilan et par l’importance de son résultat net bancaire. La fin officielle de l’apartheid en 1994, à l’occasion de l’élection de Nelson Mandela à la présidence de la République d’Afrique du Sud, a sonné le glas d’une certaine réserve et du conservatisme historique qu’observaient les financiers et industriels sud-africains à l’égard du reste du continent.  Pendant longtemps, ils étaient restés cloitrés dans les frontières des pays de la fameuse « ligne de front ». Depuis près de deux décennies, tandis que le concept de « Renaissance Africaine » cher au président Thabo Mbeki constituait la trame de fond des relations entre leur pays et le reste du continent, les hommes d’affaires sud-africains ont entamé leur grand et lent « Trek » vers le nord du continent.

Mais les changements politiques ont permis à l’ensemble des entreprises concernées d’envisager le reste du continent comme un marché à conquérir. Cet élan s’est renforcé quelques années plus tard alors que le concept de BRIC se muait en BRICS en incluant l’Afrique du Sud, tout en suscitant quelques désagréments. Tandis qu’elle représente à elle seule un marché plus développé et plus riche que le reste du continent, être premier à domicile a longtemps représenté pour les entreprises locales sud-africaines la seule exigence pour trôner sur le reste du continent. Le recalcul du PNB nigérian (ce dernier est désormais supérieur à celui de l’Afrique du Sud) ne permet plus une assurance trop facile pour le nation arc-en-ciel.

Et l’horizon 2050 est porteur de promesses pour les économies africaines. La place que va occuper le continent africain dans 30 ans est celle d’un continent susceptible de profiter du dividende démographique, avec une population de 2 milliards d’habitants, dont la moitié sera dans sa prime jeunesse. Concrètement, le continent dispose de trois décennies pour nourrir, former, loger 1 milliard de ses citoyens, dont la majorité est attirée par les lumières de la ville, avec l’exode rural.

Sous l'effet de multiples facteurs (la démographie galopante, la quasi-absence d'un système de santé de standard international dans la plupart des pays africains, etc ), l'Afrique bouge cahin-caha, l'Afrique croît et affiche régulièrement des performances inédites. Le groupe Standard Bank l'a parfaitement compris et intègre désormais cette réalité dans sa stratégie.

 

Comment décririez-vous l’état actuel de l’environnement des affaires en RDC et dans les États de la sous-région ?

La RD Congo fait partie des pays appartenant au segment des économies dites en « pré-transition », comme l’Éthiopie, le Mali et la Sierra Leone. Il s’agit de pays sortant de périodes de conflit et dont le PNB par habitant équivaut à 10% seulement de celui des pays africains à économie diversifiée. À ce titre, bien que bénéficiant de taux de croissance particulièrement remarquables pendant la première décennie du siècle, la RDC est marqué par la nécessité de mieux ancrer ses fondamentaux (gouvernance, système judiciaire, accès aux capitaux et à des coûts plus modérés pour les entreprises locales). Les différents acteurs de la vie économique et politique doivent oeuvrer étroitement à créer cet environnement propice à la création de richesse.

Pour déverrouiller l’opportunité extraordinaire qu’elle représente, la RDC doit prendre pleinement conscience de ses atouts (60% des réserves mondiales de cobalt, entre autres) et améliorer son country branding : ce pays possède près de 2 millions et demi de km2 de terres arables (ce qui équivaut pour une de ses longueurs à la distance Paris-Varsovie). Avec cette seule ressource, l’auto-suffisance alimentaire ne devrait pas poser problème. Mais c’est un pays de contradictions, où le potentiel en matière d’activité économique reste inachevé : l’économie formelle se cristallise uniquement sur les secteurs miniers (cobalt, diamant, or), bancaires (de manière assez marginale) et des télécommunications, tandis qu’une grande partie de l’économie demeure informelle et échappe aux grilles de lecture classiques internationales. Cela me fait penser au fameux “mal hollandais”, si l’on considère l’importance démesurée des investissements allant primordialement vers l’industrie minière ou les ressources naturelles en général (j’ignore ici les implications en matière de politiques monétaires ou de contrôle de l’inflation).

Certains pays de la sous-région exploitent mieux leur potentiel : la Zambie, l’Angola et le Rwanda font partie des neuf voisins immédiats de la RDC, mais ils présentent de nettes différences en matière de performances économiques et d’attractivité, car une logique de développement plus robuste et portée par une administration moderne et efficace a été impulsée dans leurs économies. Ces dernières voient s’épanouir un secteur privé de plus en plus débridé.

De manière générale, les progrès du continent en matière d’attractivité restent encore peu spectaculaires, à l’exception de quelques champions tels que le Botswana, l’Ile Maurice et le Rwanda. Ces pays nous habituent désormais à des progrès qui n’ont rien à envier à ceux des pays d’Asie du Sud-est, tant ils affichent des marges de progression inégalées.
Néanmoins, il faut reconnaître que les autres pays d’Afrique montrent, de plus en plus, une réelle conscience des défis qui alourdissent leur pas vers un mieux-être collectif. Le rapport annuel Doing business de la SFI (Société Financière Internationale) s’en veut une mesure rigoureuse, bien qu’il suscite régulièrement (à tort ou à raison) des contestations de son objectivité méthodologique. De même, le rapport du McKinsey Global Institute Lions on the move fait comprendre qu’il existe ci et là des nids de croissance qui ramènent la croissance générale à des niveaux intéressants, mais qu’il faut rechercher la performance individuelle (par pays) pour tirer le meilleur parti du potentiel du continent.

En somme, et ma recommandation se cristallise ainsi : « l’Afrique peut mieux faire ».


En 2017, la croissance économique de l’Afrique Centrale et Australe a ralenti, tandis que l’Afrique de l’Est a maintenu sa vitalité. Selon vous, quelles sont les causes de ces disparités régionales en matière de dynamisme économique ?

L’Afrique est un continent qui compte 54 pays, chacun ayant ses spécificités et ses particularités. Dès lors, il serait quelque peu présomptueux de tirer des conclusions hâtives qui s’appliqueraient uniformément à tous, en dépit de trajectoires singulières. On peut néanmoins constater que trois grilles de lecture permettent d’appréhender ces contrastes.

  1. Niveau d’industrialisation et de diversification : les pays de la sous-région Afrique de l’Est se caractérisent par un niveau de diversification économique plus avancé que la plupart des pays se retrouvant dans les deux autres aires géographiques. Le boom des matières premières a été le principal vecteur de croissance de ces derniers, et s’est traduit par des pics de croissance se rapprochant de performances à deux chiffres de la Chine à ses meilleurs jours. Ce dernier aspect est particulièrement important et réflexif de la performance périlleuse (car reposant sur un seul pied) des pays ayant uniquement basé leur activité sur la demande des pays consommateurs de leur ressources naturelles (catégorie qui, bien souvent, se résume à une petite poignée de matières premières). Alors que la demande croissante pour certains minerais, dont le cobalt, est en pleine explosion, beaucoup de pays exportateurs de ces minerais n’ont pas pris les décisions qui conduiraient à une diversification accélérée et protègeraient l’économie locale. En d’autres termes, leurs choix de politiques économiques sont souvent du copier-coller de leurs options des années soixante-dix.

  2. De manière générale, la qualité de la gouvernance des pays d’Afrique centrale laisse à désirer, lorsqu’on la compare à celle des pays d’Afrique Australe et surtout d’Afrique de l’Est. Dans  ces pays où le rôle de l’État semble mieux compris, les réformes sont mieux intégrées et les mesures idoines sont correctement élaborées et mises en œuvre. Bien que, naturellement, il y ait des disparités selon que l’on apprécie les cas particuliers, le constat, en “en moyenne pondérée”, demeure celui d’une gouvernance qui laisse encore à désirer. En outre, on pourrait étendre cette observation à des éléments auxquels les investisseurs institutionnels sont particulièrement sensibles en incluant la qualité des systèmes judiciaires (rapidité et intégrité) et la lutte contre la corruption et le terrorisme. Là encore, réalité et perception décrivent une Afrique Centrale dont la performance est encore trop faible et insuffisante pour convaincre : le chantier reste ouvert, même si des progrès sont à noter, tels la mise en place de l’OHADA (Organisation pour l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique).

Il existerait également un autre facteur, qui n’a jamais fait l’objet d’études scientifiques : on peut penser que les Africains anglophones sont plus pragmatiques dans la conduite des affaires que les francophones, ce qui expliquerait, en partie, les disparités dans la performance économique de ces pays, le long d’une ligne de fracture différenciant grossièrement anglophones et francophones. Il existe en effet un vrai capitalisme anglophone qui se développe à l’Est de l’Afrique d’une part, avec le Kenya, et en Afrique de l’Ouest d’autre part, au Nigéria.

Enfin, il ne faut pas oublier d’analyser le dynamisme économique au travers du prisme des nouvelles interactions « sud-sud » avec les pays asiatiques et d’Amérique latine.

 

Le dynamisme économique de l’Afrique suffit-il à rassurer les banques et à renforcer l’attractivité financière du continent ?

Là encore, la narration, le sous-titrage que l’on peut apposer aux économies africaines est très contrasté. Schématiquement, les pays anglophones suscitent davantage l’intérêt des banques que ne le font les pays francophones. Il faut noter que les banques qui s’y implantent le plus systématiquement sont surtout des banques anglo-saxonnes. N’omettons pas l’intérêt sud-sud des banques venant notamment d’Asie. En outre, l’absence de gouvernance ferme conduit les réseaux mafieux à considérer les juridictions africaines comme idéalement positionnées dans le processus de blanchiment de capitaux.

En revanche, des acteurs européens comme la France, qui ont une présence historique en Afrique et bénéficient d’une expertise de poids, ne se positionnent pas suffisamment sur les enjeux économiques cruciaux du continent, ce que j’ai pu noter dans le cadre d’une rencontre à l’Institut Choiseul avec les leaders économiques africains.

Si les banques françaises restent présentes dans les pays qui ont historiquement été au cœur de leur approche continentale, les banques sont des organisations essentiellement conservatrices et peu enclines à se lancer dans des prises de risque trop importantes. Cette caractéristique demeure. Néanmoins, les banques apprennent, à l’image notamment des sociétés de télécommunication, à adapter leur type de distribution et les spécifications de leurs produits pour atteindre les consommateurs africains (Orange a adapté sa stratégie en ce sens depuis une décennie environ).

 

Selon vous, quel est le rôle des banques locales dans le développement économique ? Stimulent-elles plus le développement que les banques étrangères ?

Au regard des défis à relever et des moyens requis pour assurer le passage de l’ensemble des pays africains de la catégorie des PMA vers celle, plus prestigieuse et prometteuse, des pays émergents, les banques locales ne seront pas seules en mesure de garantir une telle transition. Cependant, elles disposent de précieux atouts pour jouer un rôle décisif, à plus d’un égard. Les banques locales ont pour elle deux facteurs de succès du fait de leurs positions privilégiées sur le continent.

  1. Leur appréciation du risque-pays est censée être plus proche de la réalité et leur donne les moyens d’une plus grande flexibilité dans un environnement où la transparence est, à bien des égards, un concept à dimensions variables.

  2. Plus petites que leurs homologues internationaux, les banques locales sont plus flexibles et susceptibles de se développer aux frontières des pays et même dans les périphéries urbaines. À l’image des sociétés de télécom, les banques locales développent une approche marketing et de développement commercial qui colle fidèlement aux attentes du marché.  

 

Quel est l’impact de la sécurité et de la gouvernance sur l’état des affaires en Afrique Centrale ?

Ce paramètre ampute les pays concernés de plusieurs points de croissance chaque année, les États africains francophones étant selon moi les plus fragiles. La sécurité et la bonne gouvernance sont les deux problèmes principaux qui entravent la croissance économique et le développement humain en Afrique. En effet, les investisseurs, tels que les banques, sont frileux : la moindre perception du risque provoque leur rétractation immédiate. C’est la raison pour laquelle les investissements de capitaux sont massivement dirigés vers les pays d’Asie du Sud-Est, et les rares pays africains qui sont de bons élèves en matière de gouvernance stable et de sécurité, comme l’île Maurice, l’Afrique du Sud, le Botswana ou, bientôt, le Ghana.

Ces mêmes investissements boudent la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, car, malgré les nombreux atouts dont disposent ces pays, ils ont encore des problèmes structurels de base : il s’agit de bâtir des infrastructures, d’assurer l'approvisionnement énergétique, des questions critiques qui ne devraient plus se poser au XXIe siècle.

Je vais prendre l’exemple des véhicules électriques : beaucoup de pays occidentaux se sont lancés dans une logique durable en remplaçant les véhicules fonctionnant à l’énergie fossile par des véhicules électriques. Des parc automobiles entiers devraient être remplacés ou adapté dans les décennies à venir. Ce serait une immense opportunité pour des pays africains comme la RD Congo, qui possède plus de 60% des réserves mondiales de cobalt (une composante essentielle des batteries pour voitures électriques), si ce pays savait se positionner comme un acteur central de la chaîne de valeur mondiale, et non pas comme un simple fournisseur de matières premières bon marché.

Mais cela demande une approche stratégique, une approche à long terme. Or, les dirigeants africains sont encore, hormis quelques exceptions, englués dans des approches à court et moyen terme. Ce qu’il faut, c’est donner une vraie impulsion politique au développement, une politique d’investissements à la manière du plan Marshall. Ce n’est pas le rôle des banques, mais celui de l’État, à qui il revient de développer une meilleure gouvernance. J’ai écrit un article dans le South China Morning Post, dans lequel j’explique que l’Afrique a des besoins fondamentaux en matière d’infrastructure, et lorsque j’y repense, la gouvernance même est une forme d’infrastructure.